Pendant trente ans, Edouard Leclerc et Marcel Fournier se sont livré une bataille acharnée pour rendre leurs concitoyens totalement accros aux chariots et aux prix cassés. Un face-à-face qui a fait basculer les Français dans la société de consommation.

1959, Annecy. Marcel Fournier, roi de la mercerie-bonneterie familiale dont il a hérité, rêve de faire fortune en convertissant les Français aux supermarchés à l’américaine. Inspiré par les méthodes de distribution de masse qu’il a découvertes quelques années plus tôt lors d’un voyage outre-Atlantique, il est sur le point de lancer la formule commerciale que même les Américains n’avaient pas encore imaginées : réunir sous le même toit alimentation et vêtements. Mais l’ambitieux projet de l’enfant du pays va être menacé par un jeune Breton qui mène depuis dix ans un combat contre la vie chère.
Surnommé « l’épicier franc-tireur » par les journalistes, Edouard Leclerc s’est donné pour mission d’améliorer le pouvoir d’achat des familles dans cette période difficile de l’après-guerre. Sa méthode ? Vendre au prix de gros en supprimant les intermédiaires. Pour y arriver, l’épicier de Landerneau a créé une coopérative d’achat qui regroupe déjà 38 adhérents après seulement trois ans d’existence. Fort de son succès, il envisage d’étendre son concept à toute la France. A Annecy, le bras de fer s’engage entre les deux hommes. Ce duel sans merci va durer trente ans, sur fond de combat idéologique, d’affrontements stratégiques, de coups marketing et de trahisons.
Appliquant à la lettre les conseils du gourou américain de la grande distribution, Bernardo Trujillo, Marcel Fournier va inventer un nouveau modèle économique en créant le premier hypermarché Carrefour à Sainte-Geneviève-des-Bois. « La vision de Marcel Fournier était certes de vendre le moins cher possible pour vendre plus, mais pas du tout avec les mêmes moyens [qu’Edouard Leclerc], explique Olivier Dauvers, journaliste et historien de la grande distribution. L’idée n’était pas du tout de court-circuiter les grossistes, mais plutôt de se dire : “Si je crée une très grande surface, je vais générer des économies d’échelle, être plus productif et vendre plus dans un même lieu. Je vais donc pouvoir baisser les prix.” » Des stratégies opposées qui vont bouleverser les modes de consommation des Français et donner naissance à deux géants du commerce hexagonal.